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Tribunes
23 mars 2016
«L’éthique est plus que jamais un impératif politique»
Dominique Potier : «L'éthique est plus que jamais un impératif politique»
Quelle est l'ambition de votre proposition de loi?
La philosophie de la loi, c'est de contribuer à un nouvel âge de la mondialisation. Etre de gauche aujourd'hui, incarner la République, c'est sortir de l'individualisme contemporain et créer une nouvelle génération de droits adaptée à la globalisation. C'est défendre la dignité humaine et nos biens communs, l'effort et la justice. Un des moteurs de l'ultra libéralisme repose sur l'irresponsabilité des maisons-mères des grands groupes quant aux agissements de leurs filiales et sous-traitants au bout du monde. C'est vrai pour les paradis fiscaux, pour l'esclavage moderne et les atteintes graves aux écosystèmes. Cette proposition de loi lève le voile juridique entre les actionnaires des multinationales et leurs fabriques ; elle établit l'obligation pour le donneur d'ordre d'un devoir de vigilance sur les droits humains. «Nous sommes rendus responsables par le fragile» nous dit le philosophe Paul Ricoeur.
L'exemple le plus spectaculaire, c'est évidemment le drame du Rana Plaza au Bengladesh il y a deux ans, qui a fait 1138 victimes et autant de blessés dans une usine de textile low cost où s'approvisionnait distributeurs français et européens. C'est le deuxième accident industriel le plus important après Bopal. Cette catastrophe a rendu visible l'ignorance et les feintes des donneurs d'ordre. Il est alors devenu urgent de faire aboutir le combat engagé dès 2012 par une plate-forme d'ONG (CCFD, Amnesty, Sherpa..) bientôt rejointe par les syndicats, tous promoteurs d'une authentique responsabilité sociale et environnementale. Ce n'est pas une loi contre l'entreprise ou la mondialisation, c'est une loi pour une compétitivité loyale.
Que voulez-vous dire?
Je viens du monde paysan et je crois en l'esprit d'entreprise et de fraternité. Le défi de notre génération, c'est de s'affranchir de l'idolâtrie du marché, de ses gaspillages et de ses pillages. Nous devons poser des limites au nom même de la vie. C'est ça ou la barbarie, car désormais de vastes communautés humaines sont à la merci de la toute puissance financière de quelques-uns. Or la démesure libérale fabrique la tentation du repli : au bout de la rue parce qu'elle nourrit un sentiment d'impuissance publique et d'humiliation, ailleurs parce que l'injustice et la misère sont le terreau du fanatisme. L'éthique est plus que jamais un impératif politique. Notre crise est d'abord une panne d'espérance. L'Europe qui dans ce domaine a une longueur d'avance sur les Anglo-Saxons et les Asiatiques doit peser pour modifier les règles internationales, ne pas se laisser imposer les standards low cost. Plusieurs pays de l'Union ont déjà légiféré, sur le travail des enfants au Royaume-Uni, sur la corruption en Italie. Avec ce texte, la France vise une approche plus globale qui fait déjà école, l'objectif est clairement d'inspirer une directive européenne.
Regrettez-vous que votre texte ait été profondément remanié par rapport à sa version initiale?
Non. La proposition de loi originelle était trop radicale pour le temps politique présent avec l'inversion de la charge de la preuve, le recours au pénal... Nous avons donc travaillé avec les cabinets de Bercy et de la Justice pour construire une nouvelle proposition fondée sur la prévention, une sorte de logiciel de transition ! Ce combat sera une fierté de cette législature.
Y a-t-il un risque d'enlisement de votre texte?
Il a le soutien de l'ensemble du groupe socialiste, des autres groupes de la majorité notamment des écologistes avec Danièle Auroi présidente de la Commission des Affaires européennes et bien sûr du gouvernement. Il séduit même une partie des centristes et des Républicains attachés une France pionnière d'une économie plus humaine et plus sûre. Tout ceci est censé garantir son adoption. Mais dans ce combat, notre ennemi c'est le temps. En première lecture, cette proposition de loi a fait l'objet d'une opposition frontale dans un Sénat sous pression qui a été jusqu'à exhumer un artifice législatif comme la motion préjudicielle. La commission mixte paritaire risque donc d'échouer, entraînant une nouvelle navette avant l'adoption définitive du texte dans cette session. Or cette loi renvoie à un décret qui définit le périmètre du devoir de vigilance. J'ai proposé à Matignon de lancer dès à présent un groupe de travail pour anticiper, de sorte à ce que le décret soit promulgué d'ici fin 2016. Si ce calendrier n'est pas respecté, cela voudra dire qu'il y a un refus qui ne dit pas son nom. Un échec face à une telle mobilisation de la société civile et du Parlement en dirait long sur le pouvoir des lobbys dans notre République.
Le patronat redoute perte de compétitivité et insécurité juridique... s'inquiète d'éventuels abus dans la recherche de sa responsabilité en cas d'accident.
C'est au décret de lever ces doutes en donnant un cadre à l'intervention du juge. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'en l'absence de droit, c'est le marché qui fait loi : l'insécurité est bien réelle pour les victimes des délocalisations low cost.
Surtout d'un strict point de vue économique, je suis convaincu que les entreprises ont beaucoup à gagner à respecter des principes éthiques. Le citoyen-consommateur a pris conscience de son pouvoir. Le devoir de vigilance protège les entreprises du risque réputationnel, de la corruption et atteste des bonnes pratiques sur le plan environnemental. La grande majorité des champions français et européens mettent déjà en oeuvre ces principes de bonne économie et nous pouvons en être fiers !
Ce qui me désole, c'est qu'une partie du patronat utilise les mêmes arguments dont ont usé les maitres des forges à la fin du 19ème siècle quand le Parlement a voulu légiférer sur la prévention des accidents dans l'industrie naissante. La loi a finalement été votée en 1898. L'année suivante, les patrons ont mis en place les premières caisses d'assurance puis ont généralisé la prévention sur les machines. Est-ce que cela a empêché l'essor économique de la Belle époque ou des 30 Glorieuses ? Evidemment non. Même dynamique et mêmes peurs pour l'établissement de la transparence dans la compatibilité moderne en 1915 ou la lutte pour l'abolition de la traite négrière avec l'abbé Grégoire - député de Nancy - dans la Constituante. Oui nous devons toujours résister aux conservatismes et à l'appât du gain car l'histoire nous apprend que ces évolutions ont permis la naissance de nouvelles prospérités.
A nous d'être les héritiers de ces combats humanistes ! Je suis confiant dans la capacité de nos grandes entreprises à bâtir un nouveau monde. J'ai envie de leur dire : n'ayez pas peur !
Retrouvez le dossier complet de l'article "Sous traitance : l'heure de vigilance"